Moscou, recroquevillée dans le froid sec, s’enfonçait dans la nuit glacée de mars, se protégeant du contact du soleil rouge du couchant. La jeune fille monta dans la dernière voiture- couchettes en queue du train, chercha son compartiment, le no 6, et respira profondément. Dans le wagon il y avait quatre couchettes dont celles du niveau supérieur avaient été rabattues contre le mur. Entre les lits une petite table, recouverte d’une nappe blanche et un vase à fleurs en plastique qui arborait un oeillet en papier rose pâli par le temps. Au pied du lit, une étagère où s’entassaient de grands colis attachés maladroitement. Elle fourra sa pauvre vieille valise donnée par Zahar dans le compartiment à bagages sous la banquette, dure et étroite, et jeta son sac à dos sur le lit. Lorsque la pendule de la gare sonna pour la première fois, elle sortit dans le couloir et resta debout devant la vitre. Elle respirait l’odeur du train: fer, poussière de charbon, odeurs laissées par des dizaines de villes et des milliers de gens. Les voyageurs et ceux qui les accompagnaient la bousculèrent au passage en la poussant avec leurs valises et leurs colis. Elle toucha la fenêtre froide et regarda le quai. Ce train l’emporterait à travers les villages peuplés de déportés, les villes ouvertes et fermées de Sibérie jusqu’à la capitale de la Mongolie, Oulan-Bator.
Quand l’horloge de la gare sonna pour la deuxième fois, elle aperçut un homme au corps robuste et aux oreilles de choux. Il portait un parka de travailleur et une toque en peau d’hermine. Il était accompagné par une belle femme aux cheveux noirs et un teen-ager qui se tenait à côté de sa mère. Ils lui dirent adieu et s’éloignèrent la main dans la main vers la gare. L’homme fixait le sol. Il tourna le dos au vent glacé du nord, pinça une cigarette du Goulag Belomorkanal, la porta à ses lèvres, l’alluma, fuma un instant. Il tirait rapidement sur la cigarette. Puis, il écrasa le mégot sous sa semelle et resta debout, grelottant. Quand l’horloge de la gare sonna pour la troisième fois, l’homme sauta dans le train. La jeune fille regarda cet homme qui avançait dans le couloir d’un pas oscillant. Elle espéra qu’il n’ entrerait pas dans son compartiment. Espérance vaine.
Après avoir hésité un instant, la jeune fille rentra dans le wagon et alla s’asseoir sur sa couchette. En face de l’homme dont elle sentait le froid la pénétrer. Tous les deux étaient silencieux. L’homme la regardait timidement ; elle, fixait l’œillet de papier, incertaine. Quand le train se mit en branle, le quatuor pour cordes no 8 de Chostakovitch jaillit dans le couloir, des haut-parleurs en plastique.
C’est ainsi que Moscou, s’éloignait : Moscou, bleu acier, que réchauffait le soleil du soir. Moscou, ses lumières, sa circulation bruyante, la ronde des églises, le jeune garçon et la belle femme aux cheveux noirs au visage à moitié enflé. Les rares publicités au néon, scintillant sur un fond de ciel morose, noir de jais, les étoiles rubis des tours du Kremlin, les corps embaumés du bon Lénine et du méchant Staline et Mitka. Ainsi s’élognaient la place Rouge et le mausolée de Lénine, le magasin Goum et ses escaliers à double volée, aux balcons en fer forgé, l’hôtel international Intourist et ses bars à devises, les sinistres femmes d’étage qui règnent sur un logement avec ses secrets, le placard à balais, intéressées par les produits de maquillage, les parfums et les rasoirs électriques de l’Ouest. Derrière moi, Moscou, Irina, la statue de Pouchkine, les périphériques et leurs lignes, les immenses avenues de Staline, le Novy Arbat et ses multi-voies, de style occidental, l’autoroute Jaroslav et les rangées de datchas avec leurs décorations en dentelles de bois. Un pays fatigué, modelé, disloqué.
Derrière la vitre, un train de marchandises vide de cent mètres de long, passe en trombe. Ceci est encore Moscou : en plein milieu d’un fossé de boue, un amoncellement d’immeubles de dix-neuf étages en préfabriqué, où j’aperçois à travers les fenêtres gelées, une lumière qui tremble, pâle et fragile ; des chantiers de construction, des immeubles à moitié inachevés avec des trous terrifiants dans les murs. Bientôt eux aussi ne sont plus que des silhouettes dans le lointain. Puis ce n’est plus Moscou : une maison effondrée sous la neige, une forêt de pins gelée, qui se balance sous le poids de la neige, sauvage ; une clairière recouverte de congères, sous les amas de neige, une légère vapeur, l’obscurité, une petite maison en rondins solitaire gelée , dans la cour un pommier abandonné, une forêt mixte avec des chapeaux de neige, les barrières en planches des maisons de campagne, une remise en bois délabrée. Devant moi s’ouvre la Russie, pays inconnu, son immensité de gel et de glace, le train accélère, sur le ciel épuisé se dessinent les étoiles, scintillantes et claires, le train fonce fendant la nature, vers le ciel nuageux, sans étoiles, pour illuminer l’obscurité pesante. Tout est en mouvement . la neige, l’eau, l’air, les arbres, les nuages, le vent, les villes, les villages, les hommes et les pensées. Le train martèle la terre à grand coups et fend le pays glacé.
La jeune fille entend la respiration de l’homme, lourde et tranquille. Il regarde ses paumes : elles sont larges et fortes. En bas à la surface de la terre, fourmillent les lanternes des aiguillages. Parfois, la vue est bouchée par les wagons qui stationnent sur les rails ; parfois derrière la vitre se déroule la pénombre nocturne de la Russie. De temps en temps, un éclair, et c’est une maison avec une toute petite lueur . L’homme lève les yeux, la scrute longtemps, la perçant du regard et constate , soulagé :
-Alors nous sommes deux. Les rails scintillants nous emmènent dans le réfrigérateur de Dieu.
A la porte du compartiment apparait la contrôleuse du wagon, une femme qux rondeurs égales, dans son vieil uniforme. Elle tend des draps propres et une serviette à chacun des voyageurs.
-Ici il est interdit de cracher par terre. On nettoie le couloir deux fois par jour. Et maintenant vos passeports s’il vous plait.
Après les avoir reçus, elle s’éloigne, un sourire ironique sur les lèvres. L’homme hoche la tête d’un air approbateur et la suit du regard.
-Ici la vieille Arisa a les pouvoirs de la milice. Elle fait marcher droit les ivrognes et les putes. C’est pas la peine d’essayer de lui chercher des poux. Arisa est la déesse de la chaleur dans ce train. Y a intérêt à s’en souvenir.
L’homme tira de sa poche un couteau au manche noir, ôta le cran de sûreté, et appuya sur le bouton. On entendit un son métallique, la lame claqua quand il la fit jaillir. L’homme reposa lentement le couteau sur la table puis tira de sa poche un gros morceau de fromage Rossiskaja, un pain noir entier, une bouteille de kéfir et un pot de smetana. Enfin, il tira de la poche extérieure de sa sacoche un sac de concombres qui laissait dégouliner de l’eau salée. Il commença à avaler goûlument le pain noir d’une main, les concombres de l’autre. Quand il eut fini de manger, il sortit de son sac une chaussette de laine dans laquelle se trouvait une bouteille en verre contenant du thé. Il regarda longtemps la jeune fille. Dans son regard on pouvait voir d’abord de l’antipathie, ensuite une curiosité avide et enfin une acceptation à un certain degré.